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Full text of "La soirée avec M. Teste"

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LA     SOIRÉE 
AVEC 


M.    TESTE 


DU    MEME    AUTEUR 

INTRODUCTION    A   LA   MÉTHODE 
^    DE    LÉONARD   DE   VINCI 

LA    JEUNE    PARQUE 


ODES 


LA    SOIREE    AV  E  C 

M.     TESTE 


PAR 


PAUL       VALERY 


EDITIONS    DE    LA    NOUVELLE    REVUE    FRANÇAISE 
35    ET    37,     RUE    MADAME,    PARIS.    —    1919 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CET  OUVRAGE  DEUX 
EXEMPLAIRES  SUR  PAPIER  MITSUI  DU  JAPON 
NUMÉROTÉS  I  ET  II.  TROIS  EXEMPLAIRES  SUR 
PAPIER  TAPESTRY-STRATHMORE  NUMÉROTÉS  DE  III 
A  V.  CINQ  EXEMPLAIRES  SUR  PAPIER  WHATMAN 
NUMÉROTÉS  DE  VI  A  X.  DIX  EXEMPLAIRES  HORS 
COMMERCE  NUMÉROTÉS  DE  XI  A  XX  ET  530  EXEM- 
PLAIRES SUR  VERGÉ  D'ARCHES  NUMÉROTÉS  DE  1  A  530 

EXEMPLAIRE     N«    457 


TOUS  DROITS  DE  REPRODUCTION  ET  DE 
TRADUCTION  RÉSERVÉS  POUR  TOUS  PAYS. 
COPYRIGHT    BY     GASTON     GALLIMARD.     1919. 


VIT  A    CARTESU    RES    EST    SIMPLICISSIMA 

M.  de  Raey  à  M.  Van  Limborch. 


LA  SOIRÉE  AVEC  M.  TESTE  A  PARU  POUR  LA  PREMIERE  FOIS 
EN  SEPTEMBRE  4896  DANS  LE  VOLUME  II  DU  "CENTAURE  " 
ELLE    A    ÉTÉ     REPRODUITE     DANS     "    VERS    ET    PROSE  "    QUELQUES 

ANNÉES    PLUS    TARD 


«  La  bêtise  n'est  pas  mon  fort.  J'ai  vu  beaucoup 
d'individus,  j'ai  visite  quelques  nations,  j'ai  pris  ma 
part  d'entreprises  diverses  sans  les  aimer,  j'ai  mangé 
presque  tous  les  jours,  j'ai  touché  à  des  femmes.  Je 
revois  maintenant  quelques  centaines  de  visages,  deux 
ou  trois  grands  spectacles,  et  peut-être  la  substance 
de  vingt  livres.  Je  n'ai  pas  retenu  le  meilleur  ni  le 
pire  de  ces  choses  :  est  resté  ce  qui  l'a  pu. 

Cette  arithmétique  m'évite  de  m'étonner  de  vieillir. 
Je  pourrais  aussi  faire  le  compte  des  moments  victo- 
rieux de  mon  esprit,  et  les  imaginer  unis  et  soudés, 
composant  une  vie  heureuse...  Mais  je  crois  m'être 
toujours  bien  jugé.  Je  me  suis  rarement  perdu  de  vue; 
j^  me  suis  détesté,  je  me  suis  adoré,  —  puissions 
avons  vieilli  ensemble. 


Souvent,  j'ai  supposé  que  tout  était  fini  pour  moi, 
et  je  me  terminais  de  toutes  mes  forces,  dans  le  but 
d'éclairer  quelque  situation  douloureuse.  Gela  m'a 
fait  connaître  que  nous  apprécions  notre  propre 
pensée  beaucoup  trop  d'après  Y  expression  de  celle  des 
autres  !  Dès  lors,  les  milliards  de  mots  qui  ont  bour- 
donné à  mes  oreilles,  m'ont  rarement  ébranlé  par  ce 
qu'on  voulait  leur  faire  dire  ;  et  tous  ceux  que  j'ai 
moi-même  prononcés  à  autrui,  je  les  ai  sentis  se 
distinguer  toujours  de  ma  pensée,  —  car  ils  devenaient 
invariables.    _^, 

Si  j'avais  décidé  comme  la  plupart  des  hommes, 
non  seulement  je  me  serais  cru  leur  supérieur,  mais 
je  l'aurais  paru.  Je  me  suis  préféré.  Ce  qu'ils  nomment 
un  être  supérieur,  est  un  être  qui  s'est  trompé.  Pour 
s'étonner  de  lui,  il  faut  le  voir,  —  et  pour  le  voir  il 
faut  qu'il  se  montre.  Et  il  me  montre  que  la  niaise 
manie  de  son  nom  le  possède.  Ainsi,  chaque  grand 
homme  est  taché  d'une  erreur.  Chaque  esprit  qu'on 
trouve  puissant,  commence  par  la  faute  qui  le  fait 
connaître.  En  échange  du  pourboire  public,  il  donne 


1  1 


le  temps  qu'il  faut  pour  se  rendre  perceptible,  l'énergie 
dissipée  à  se  transmettre  et  à  préparer  la  satisfaction 
étrangère.  11  va  jusqu'à  comparer  les  jeux  informes 
de  la  gloire,  à  la  joie  de  se  sentir  unique  —  grande 
volupté  particulière. 


J'ai  rêvé  alors  que  les  têtes  les  plus  fortes,  les 
inventeurs  les  plus  sagaces,  les  connaisseurs  le  plus 
exactement  de  la  pensée  devaient  être  des  inconnus, 
des  avares,  des  hommes  qui  meurent  sans  avouer. 
Leur  existence  m'était  révélée  par  celle  même  des 
individus  éclatants,  un  peu  moins  solides. 

L'induction  était  si  facile  que  j'en  voyais  la  forma- 
tion à  chaque  instant.  11  suffisait  d'imaginer  les  grands 
hommes  ordinaires,  purs  de  leur  première  erreur,  ou 
de  s'appuyer  sur  cette  erreur  même  pour  concevoir 
un  degré  de  conscience  plus  élevé,  un  sentiment  de  la 
liberté  d'esprit  moins  grossier.  Une  opération  aussi 
simple  me  livrait  des  étendues  curieuses,  comme  si 
j'étais  descendu  dans  la  mer.  Perdus  dans  l'éclat  des 

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découvertes  publiées,  mais  à  côté  des  inveutions 
méconnues  que  le  commerce,  la  peur,  l'ennui,  la 
misère  commettent  chaque  jour,  je  croyais  distinguer 
des  chefs-d'œuvre  intérieurs.  Je  m'amusais  à  éteindre 
l'histoire  connue  sous  les  annales  de  l'anonymat. 

C'étaient,  invisibles  dans  leurs  vies  limpides,  des 
solitaires  qui  savaient  avant  tout  le  monde.  Ils  me 
semblaient  doubler,  tripler,  multiplier  dans  l'obscu- 
rité chaque  personne  célèbre,  —  eux,  avec  le  dédain 
de  livrer  leurs  chances  et  leurs  résultats  particuliers. 
Ils  auraient  refusé,  à  mon  sentiment,  de  se  considérer 
comme  autre  chose  que  des  choses... 


Ces  idées  me  venaient  pendant  l'octobre  de  93 
dans  les  instants  de  loisir,  où  la  pensée  se  joue  seule- 
ment à  exister. 

Je  commençais  de  n'y  plus  songer,  quand  je  fis  la 
connaissance  de  M.  Teste.  (Je  pense  maintenant  aux 
traces  qu'un  homme  laisse  dans  le  petit  espace  où  il 
se  meut  chaque  jour.)  Avant  de  me  lier  avec  M.  Teste, 

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j'étais  attiré  par  ses  allures  particulières.  J'ai  étudié 
ses  yeux,  ses  vêtements,  ses  moindres  paroles  sourdes 
au  garçon  du  café  où  je  le  voyais.  Je  me  demandais 
s'il  se  sentait  observé.  Je  détournais  vivement  mon 
regard  du  sien,  pour  surprendre  le  sien  me  suivre.  Je 
prenais  les  journaux  qu'il  venait  de  lire,  je  recom- 
mençais mentalement  les  sobres  gestes  qui  lui  échap- 
paient; je  notais  que  personne  ne  faisait  attention  à  lui. 

Je  n'avais  plus  rien  de  ce  genre  à  apprendre, 
lorsque  nous  entrâmes  en  relation.  Je  ne  l'ai  jamais 
vu  que  la  nuit.  Une  fois  dans  une  sorte  de  b...;  sou- 
vent au  théâtre.  On  m'a  dit  qu'il  vivait  de  médiocres 
opérations  hebdomadaires  à  la  Bourse.  Il  prenait  ses 
repas  dans  un  petit  restaurant  de  la  rue  Vivienne. 
Là,  il  mangeait  comme  on  se  purge,  avec  le  même 
entrain.  Parfois,  il  s'accordait  ailleurs  un  repas  lent 
et  fin. 

M.  Teste  avait  peut-être  quarante  ans.  Sa  parole 
était  extraordinairement  rapide,  et  sa  voix  sourde. 
Tout  s'effaçait  en  lui,  les  yeux,  les  mains.  Il  avait 
pourtant  les  épaules  militaires,  et  le  pas  d'une  régula- 


rite  qui  étonnait.  Quand  il  parlait,  il  ne  levait  jamais 
un  bras  ni  un  iloigt  :  il  avait  tué  la  marionnette.  Il  ne 
souriait  pas,  ne  disait  ni  bonjour  ni  bonsoir  ;  il  sem- 
blait ne  pas  entendre  le  «  Gomment  allez-vous  ?  » 

Sa  mémoire  me  donna  beaucoup  à  penser.  Les 
traits  par  lesquels  j'en  pouvais  juger,  me  firent  ima- 
giner une  gymnastique  intellectuelle  sans  exemple. 
Ce  n'était  pas  chez  lui  une  faculté  excessive,  —  c'était 
une  faculté  éduquée  ou  transformée.  Voici  ses  propres 
paroles  :  «  Il  y  a  vingt  ans  que  je  n'ai  plus  de  livres. 
«  J'ai  brûlé  mes  papiers  aussi.  Je  rature  le  vif...  Je 
«  retiens  ce  que  je  veux.  Mais  le  difficile  n'est  pas  là. 
«  //  est  de  retenir  ce  dont  je  voudrai  demain!,..  J'ai 
«  cherché  un  crible  machinal.  » 


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A  force  d'y  penser,  j'ai  fini  par  croire  que  M.  Teste 
était  arrivé  à  découvrir  des  lois  de  l'esprit  que  nous 
ignorons.  Sûrement,  il  avait  dû  consacrer  des  années 
à  cette  recherche  :  plus  sûrement,  des  années  encore 
et  beaucoup    d'autres   années   avaient   été    disposées 


V  1 


pour  mûrir  ses  inventions  et  pour  en  faire  ses  ins- 
tincts. Trouver  n'est  rien.  Le  difficile  est  de  s'ajouter 
ce  qu'on  trouve. 

L'art  délicat  de  la  durée,  le  temps,  sa  distribution 
et  son  régime,  —  sa  dépense  à  des  choses  bien  choi- 
sies, pour  les  nourrir  spécialement,  —  était  une  des 
grandes  recherches  de  M.  Teste.  Il  veillait  à  la  répé- 
tition de  certaines  idées  ;  il  les  arrosait  de  nombre. 
Ceci  lui  servait  à  rendre  finalement  machinale  l'appli- 
cation de  ses  études  conscientes.  Il  cherchait  même  à 
résumer  ce  travail.  Il  disait  souvent  :  «  Maturare!...  » 

Certainement  sa  mémoire  singulière  devait  presque 
uniquement  lui  retenir  cette  partie  de  nos  impres- 
sions que  notre  imagination  toute  seule  est  impuis- 
sante à  construire.  Si  nous  imaginons  un  voyage  en 
ballon,  nous  pouvons  avec  sagacité,  avec  puissance, 
produire  beaucoup  de  sensations  probables  d'un  aéro- 
naute  ;  mais  il  restera  toujours  quelque  chose  d'indi- 
viduel à  l'ascension  réelle,  dont  la  différence  avec 
notre  rêverie  exprime  la  valeur  des  méthodes  d'un 
Edmond  Teste. 


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V  1  1 


Cet  homme  avait  connu  de  bonne  heure  l'impor- 
tance de  ce  qu'on  pourrait  nommer  la  plasticité 
humaine.  Il  en  avait  cherché  les  limites  et  le  mécanisme. 
Combien  il  avait  dû  rêver  à  sa  propre  malléabilité  ! 

J'entrevoyais  des  sentiments  qui  me  faisaient 
frémir,  une  terrible  obstination  dans  des  expériences 
enivrantes.  Il  était  l'être  absorbé  dans  sa  variation, 
celui  qui  devient  son  système,  celui  qui  se  livre  entier 
à  la  discipline  effrayante  de  l'esprit  libre,  et  qui  fait 
tuer  ses  joies  par  ses  joies,  la  plus  faible  par  la  plus 
forte,  —  la  plus  douce,  la  temporelle,  celle  de  l'ins- 
tant et  de  l'heure  commencée,  par  la  fondamentale,  — 
par  l'espoir  de  la  fondamentale. 

Et  je  sentais  qu'il  était  le  maître  de  sa  pensée; 
j'écris  là  cette  absurdité.  L'expression  d'un  sentiment 
est  toujours  absurde. 

M.  Teste  n'avait  pas  d'opinions.  Je  crois  qu'il  se 
passionnait  à  son  gré,  et  dans  la  limite  d'un  but 
défini.  Qu'avait-il  fait  de  sa  personnalité?  Gomment  se 
voyait-il?...  Jamais  il  ne  riait,  jamais  un  air  de 
malheur  sur  son  visage.  Il  haïssait  la  mélancolie. 

V  i  i  i 


Il  parlait,  et  on  se  sentait  dans  son  idée,  confondu 
avec  les  choses  :  on  se  sentait  reculé,  mêlé  aux  mai- 
sons, aux  grandeurs  de  l'espace,  au  coloris  remué  de 
la  rue,  aux  coins...  Et  les  paroles  le  plus  adroitement 
touchantes,  —  celles  même  qui  font  leur  auteur  plus 
près  de  nous  qu'aucun  autre  homme,  celles  qui  font 
croire  que  le  mur  éternel  entre  les  esprits  tombe,  — 
pouvaient  venir  à  lui...  Il  savait  admirablement 
qu'elles  auraient  ému  tout  autre.  Il  parlait,  et  sans 
pouvoir  préciser  les  motifs  ni  l'étendue  de  la  pro- 
scription, on  constatait  qu'un  grand  nombre  de  mots 
étaient  bannis  de  son  discours.  Ceux  dont  il  se  ser- 
\  vait,  étaient  parfois  si  curieusement  tenus  par  sa  voix 

ou  éclairés  par  sa  phrase  que  leur  poids  était  altéré, 
leur  valeur  nouvelle.  Parfois,  ils  perdaient  tout  leur 
sens,  ils  paraissaient  remplir  uniquement  une  place 
vide  dont  le  terme  destinataire  était  douteux  encore 
ou  imprévu  par  la  langue.  Je  l'ai  entendu  désigner  un 
objet  matériel  par  un  groupe  de  mots  abstraits  et  de 
noms  propres. 

A  ce  qu'il  disait,  il  n'y^  avait  rien  à  répondre.  II 


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tuait  1  assentiment  poli.  On  prolongeait  les  conver- 
sations par  des  bonds  qui  ne  Tétonnaient  pas. 

Si  cet  homme  avait  changé  l'objet  de  ses  médi- 
tations fermées,  s'il  eût  tourné  contre  le  monde  la 
puissance  régulière  de  son  esprit,  rien  ne  lui  eût 
résisté.  Je  regrette  d'en  parler  comme  on  parle  de 
ceux  dont  on  fait  les  statues.  Je  sais  bien  qu'entre  le 
((  génie  »  et  lui,  il  y  a  une  quantité  de  faiblesse.  Lui, 
si  véritable  !  si  neuf  !  si  pur  de  toute  duperie  et  de 
toutes  merveilles,  si  dur  !  Mon  propre  enthousiasme 
me  le  gâte... 

Gomment  ne  pas  en  ressentir  pour  celui  qui  ne 
disait  jamais  rien  de  vague?  pour  celui  qui  déclarait 
avec  calme  :  «  Je  n'apprécie  en  toute  chose  que  la 
((  facilité  ou  la  difficulté  de  les  connaître,  de  les 
«  accomplir.  Je  mets  un  soin  extrême  à  mesurer  ces 
«  degrés,  et  à  ne  pas  m'attacher...  Et  que  m'importe 
«  ce  que  je  sais  foii;  bien  ?  » 

Gomment  ne  pas  s'abandonner  à  un  être  dont 
l'esprit  paraissait  transformer  pour  soi  seul  tout  ce 
qui  est,  et  qui  opérait  tout  ce  qui  lui  était  proposé.  Je 


devinais  cet  esprit  maniant  et  mêlant,  faisant  varier, 
mettant  en  communication,  et  dans  l'étendue  du 
champ  de  sa  connaissance,  pouvant  couper  et  dévier, 
éclairer,  glacer  ceci,  chauffer  cela,  noyer,  exhausser, 
nommer  ce  qui  manque  de  nom,  oublier  ce  qu'il  a 
voulu,  endormir  ou  colorer  ceci  et  cela... 

Je  simplifie  grossièrement  des  propriétés  impéné- 
trables. Je  n'ose  pas  dire  tout  ce  que  mon  objet  me 
dit.  La  logique  m'arrête. 

Mais,  en  moi-même,  toutes  les  fois  que  se  pose  le 
problème  de  Teste,  apparaissent  de  curieuses  forma- 
tions. 

Il  y  a  des  jours  où  je  le  retrouve  très  nettement.  Il 
se  représente  à  mon  souvenir,  à  côté  de  moi.  Je  res- 
pire la  fumée  de  nos  cigares,  je  l'entends,  je  me  méfie. 
Parfois,  la  lecture  d'un  journal  me  fait  me  heurter  à 
sa  pensée,  quand  un  événement  maintenant  la  justifie. 
Et  je  tente  encore  quelqu'une  de  ces  expériences  illu- 
soires qui  me  délectaient  à  l'époque  de  nos  soirées, .^^ 
C'est-à-dire  que  je  me  le  figure  faisant  ce  que  je  ne  lui 
ai  pas  vu  faire.  Que  devient  M.  Teste  souffrant?  — 


X  1 


Amoureux,  comment  raisonne-t-il  ?  —  Peut-il  être 
triste  ?  —  De  quoi  aurait-il  peur  ?  —  Qu'est-ce  qui  le 
ferait  trembler?  —  ...  Je  cherchais.  Je  maintenais 
entière  l'image  de  l'homme  rigoureux,  je  tâchais  de 
la  faire  répondre  à  mes  questions...  Elle  s'altérait. 

Il  aime,  il  souffre,  il  s'ennuie.  Tout  le  monde 
s'imite.  Mais,  au  soupir,  au  gémissement  élémentaire, 
je  veux  qu'il  mêle  les  règles  et  les  figures  de  tout 
son  esprit. 


Ce  soir,  il  y  a  précisément  deux  ans  et  trois  mois 
que  j'étais  avec  lui  au  théâtre,  dans  une  loge  prêtée. 
J'y  ai  songé  tout  aujourd'hui. 

Je  le  revois  debout  avec  la  colonne  d'or  de  l'Opéra, 
ensemble. 

Il  ne  regardait  que  la  salle.  Il  aspirait  la  grande 
bouffée  brûlante,  au  bord  du  trou.  Il  était  rouge. 

Une  immense  fîUe  de  cuivre  nous  séparait  d'un 
groupe  murmurant  au  delà  de  l'éblouissement.  Au 
fond  de  la  vapeur,  brillait  un  morceau  nu  de  femme, 
doux  comme  un  caillou.  Beaucoup  d'éventails  indé- 
pendants vivaient  sur  le  monde  sombre  et  clair, 
écumant  jusqu'aux  feux  du  haut.  Mon  regard  épelait 
mille  petites  figures,  tombait  -  sur  une  tête  triste, 
courait  sur  des  bras,  sur  les  gens,  et  enfin  se  brûlait. 

Chacun  était  à  sa  place,  libre  d'un  petit  mouve- 
ment. Je  goûtais  le  système  de  classification,  la  sim- 
plicité presque  théorique  de  l'assemblée,  l'ordre 
social.  J'avais  la  sensation  délicieuse  que  tout  ce  qui 
respirait  dans  ce  cube,  allait  suivre  ses  lois,  flamber 
de  rires  par  grands  cercles,  s'émouvoir  par  plaques, 

X  i  i  i 


ressentir  par  masses  des  choses  intimes,  —  uniques, 
—  des  remuements  secrets,  s'élever  à  l'inavouable  ! 
J'errais  sur  ces  étages  d'hommes,  de  ligne  en  ligne,, 
par  orbites,  avec  la  fantaisie  de  joindre  idéalement 
entre  eux,  tous  ceux  ayant  la  même  maladie,  ou  la 
même  théorie,  ou  le  même  vice...  Une  musique  nous 
touchait  tous,    abondait,  puis    devenait  toute  petite. 

Elle  disparut.  M.  Teste  murmurait  :  «  On  n'est 
«  beau,  on  n'est  extraordinaire  que  pour  les  autres  ! 
«  Ils  sont  mangés  par  les  autres  !» 

Le  dernier  mot  sortit  du  silence  que  faisait  l'or- 
chestre. Teste  respira. 

Sa  face  enflammée  où  soufflaient  la  chaleur  et  la 
couleur,  ses  larges  épaules,  son  être  noir  mordoré 
par  les  lumières,  la  forme  de  tout  son  bloc  vêtu,  étayé 
par  la  grosse  colonne,  me  reprirent.  Il  ne  perdait  pas 
un  atome  de  tout  ce  qui  devenait  sensible,  à  chaque 
instant  dans  cette  grandeur  rouge  et  or. 

Je  regardai  ce  crâne  qui  faisait  connaissance  avec 
les  angles  du  chapiteau,  cette  main  droite  qui  se 
rafraîchissait  aux  dorures,  et,  dans  l'ombre  de  pour- 


X  1  V 


pre,  les  grands  pieds.  Des  lointains  de  la  salle,  ses 
yeux  vinrent  vers  moi  ;  sa  bouche  dit  :  «  La  discipline 
((  n'est  pas  mauvaise...  C'est  un  petit  commence- 
((  ment...  » 

Je  ne  savais  répondre.  11  dit,  de  sa  voix  basse  et 
vite  :  «  Qu'ils  .jouissent  et  obéissent  !  » 

Il  fixa  longuement  un  jeune  homme  placé  en  face 
de  nous,  puis  une  dame,  puis  tout  un  groupe  dans  les 
galeries  supérieures,  —  qui  débordait  du  balcon  par 
cinq  ou  six  visages  bridants,  —  et  puis  tout  le  monde, 
tout  le  théâtre,  plein  comme  les  cieux,  ardent,  fasciné 
par  la  scène  que  nous  ne  voyions  pas.  La  stupidité  de 
tous  les  autres  nous  révélait  qu'il  se  passait  n'importe 
quoi  de  sublime.  Nous  regardions  se  mourir  le  jour 
que  faisaient  toutes  les  figures  dans  la  salle.  Et  quand 
il  fut  très  bas,  quand  la  lumière  ne  rayonna  plus,  il 
ne  resta  que  la  vaste  phosphorescence  de  ces  mille 
figures.  J'éprouvais  que  ce  crépuscule  faisait  tous  ces 
êtres  passifs.  Leur  attention  et  l'obscurité  croissantes 
formaient  un  équilibre  continu.  J'étais  moi-même 
attentif  forcément,  —  à  toute  cette  attention. 

X  V 


M.  Teste  dit  :  «  Le  suprême  les  simplifie.  Je  parie 
«  qu'ils  pensent  tous,  de  plus  en  plus,  vers  la  même 
((  chose.  Ils  seront  égaux  devant  la  crise  ou  limite 
«  commune.  Du  reste,  la  loi  n'est  pas  si  simple...  puis- 
«  qu'elle  me  néglige,  —  et  —  je  suis  ici.  » 

Il  ajouta  :  «  L'éclairage  les  tient.  » 

Je  dis  en  riant  :  «  Vous  aussi  ?  » 

Il  répondit  :  «  Vous,  aussi.  » 

«  —  Quel  dramaturge  vous  feriez  !  lui  dis-je,  vous 
((  semblez  surveiller  quelque  expérience  créée  aux 
((  confins  de  toutes  les  sciences  !  Je  voudrais  voir  un 
«  théâtre  inspiré  de  vos  méditations...  » 

Il  dit  :  «  Personne  ne  médite.  » 

L'applaudissement  et  la  lumière  complète  nous 
chassèrent.  Nous  circulâmes,  nous  descendîmes.  Les 
passants  semblaient  en  liberté.  M.  Teste  se  plaignit 
légèrement  de  la  fraîcheur  de  la  nuit.  Il  fît  allusion  à 
d'anciennes  douleurs. 

Nous  marchions,  et  il  lui  échappait  des  phrases 
presque  incohérentes.  Malgré  mes  efforts,  je  ne  sui- 

X  V  i 


vais  ses  paroles  qu'à  grand'peine,  me  bornant  enfin  à 
les  retenir.  L'incohérence  d'un  discours  dépend  de 
celui  qui  l'écoute.  L'esprit  me  paraît  ainsi  fait  qu'il  ne 
peut  être  incohérent  pour  lui-même.  Aussi  me  suis-je 
gardé  de  classer  Teste  parmi  les  fous.  D'ailleurs, 
j'apercevais  vaguement  le  lien  de  ses  idées,  je  n'y 
remarquais  aucune  contradiction  ;  —  et  puis,  j'aurais 
redouté  une  solution  trop  simple. 

Nous  allions  dans  les  rues  adoucies  par  la  nuit, 
nous  tournions  à  des  angles,  dans  le  vide,  trouvant 
d'instinct  notre  voie,  —  plus  large,  plus  étroite,  plus 
large;  son  pas  militaire  se  soumettait  le  mien... 

—  «  Pourtant,  répondis-je,  comment  se  soustraire 
«  à  une  musique  si  puissante  !  Et  pourquoi?  J'y  trouve 
«  une  ivresse  particulière,  dois-je  la  dédaigner?  J'y 
«  trouve  l'illusion  d'un  travail  immense,  qui,  tout  à 
«  coup  me  deviendrait  possible...  Elle  me  donne  des 
«  sensations  abstraites,  des  figures  délicieuses  de  tout 
«  ce  que  j'aime,  —  du  changement,  du  mouvement, 
«  du  mélange,  du  flux,  de  la  transformation...  Nierez- 
«  vous    qu'il   y   ait   des    choses    anesthésiques  ?    Des 


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4 


«^ 


((  arbres  qui  saoulent,  clés  hommes  qui  donnent  de  la 
((  force,  des  filles  qui  paralysent,  des  ciels  qui  coupent 
«  la  parole?  » 

M.  Teste  reprit  assez  haut  : 
—  ((Eh  !  monsieur  !  que  m'importe  le  ((  talent  »  de 
vos  arbres,  —  et  des  autres!...  Je  suis  chez  moi,  je 
parle  ma  langue,  je  hais  les  choses  extraordinaires. 
C'est  le  besoin  des  esprits  faibles.  Croyez-moi  à  la 
lettre  :  le  génie  est  facile,  la  fortune  est  facile,  la  divi- 
nité est  facile.  Je  veux  dire  simplement  —  que  je  sais 
comment  cela  se  conçoit.  C'est  facile. 

((  Autrefois,  —  il  y  a  bien  vingt  ans,  —  toute  chose 
au-dessus  de  l'ordinaire  accomplie  par  un  autre 
homme,  m'était  une  défaite  personnelle.  Dans  le 
passé,  je  ne  voyais  qu'idées  volées  à  moi  !  Quelle 
bêtise  ! . . .  Dire  que  notre  propre  image  ne  nous  est 
pas  indifférente  !  Dans  les  combats  imaginaires,  nous 
la  traitons  trop  bien  ou  trop  mal!...  » 

11  toussa.  11  se  dit  :  ((  Que  peut  un  homme?...  Que 
peut  un  homme  !...  »  11  me  dit  :  ((  Vous  connaissez  un 
homme  sachant  qu'il  ne  sait  ce  qu'il  dit  !  » 


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Nous  étions  à  sa  porte.  Il  me  pria  de  venir  fumer 
un  cigare  chez  lui. 


Au  haut  de  la  maison,  nous  entrâmes  dans  un  très 
petit  appartement  «  garni  ».  Je  ne  vis  pas  un  livre. 
Rien  n'indiquait  le  travail  traditionnel  devant  une 
table,  sous  une  lampe,  au  milieu  de  papiers  et  de 
plumes.  Dans  la  chambre  verdâtre  qui  sentait  la 
menthe,  il  n'y  avait  autour  de  la  bougie  que  le  morne 
mobilier  abstrait,  —  le  lit,  la  pendule,  Farmoire  à 
glace,  deux  fauteuils  —  comme  des  êtres  de  raison. 
Sur  la  cheminée,  quelques  journaux,  une  douzaine  de 
cartes  de  visite  couvertes  de  chiffres,  et  un  flacon 
pharmaceutique.  Je  n'ai  jamais  eu  plus  fortement 
l'impression  du  quelconque.  C'était  le  logis  quel- 
conque, analogue  au  point  quelconque  des  théorèmes, 
—  et  peut-être  aussi  utile.  Mon  hôte  existait  dans  l'in- 
térieur le  plus  général.  Je  songeai  aux  heures  qu'il 
faisait  dans  ce  fauteuil.  J'eus  peur  de  l'infinie  tristesse 
possible  dans  ce  lieu  pur  et  banal.  J'ai  vécu  dans  de 

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telles  chambres,  je  n'ai  jamais  pu  les  croire  défini- 
tives, sans  horreur. 

M.  Teste  parla  de  l'argent.  Je  ne  sais  pas  repro- 
duire son  éloquence  spéciale  :  elle  me  semblait  moins 
précise  que  d'ordinaire.  La  fatigue,  le  silence  qui  se 
fortifiait  avec  l'heure,  les  cigares  amers,  l'abandon 
nocturne  semblaient  l'atteindre.  J'entends  sa  voix 
baissée  et  ralentie  qui  faisait  danser  la  flamme  de 
l'unique  bougie  brûlant  entre  nous,  à  mesure  qu'il 
citait  de  très  grands  nombres,  avec  lassitude.  Huit 
.cent  dix  millions  soixante-quinze  mille  cinq  cent  cin- 
quante... J'écoutais  cette  musique  inouïe  sans  suivre  le 
calcul.  Il  me  communiquait  le  tremblement  de  la 
Bourse,  et  les  longues  suites  de  noms  de  nombres  me 
prenaient  comme  une  poésie.  Il  rapprochait  les  événe- 
ments, lés  phénomènes  industriels,  le  goût  public  et 
les  passions,  les  chiffres  encore,  les  uns  des  autres.  Il 
disait  :  «  L'or  est  comme  l'esprit  de  la  société.  » 

Tout  à  coup,  il  se  tut.  Il  souffrit. 

J'examinai  de  nouveau  la  chambre  froide,  la  nullité 

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du  meuble,  pour  ne  pas  le  regarder.  Il  prit  sa  fiole  et 
but.  Je  me  levai  pour  partir. 

—  <(  Restez  encore,  dit-il,  vous  ne  vous  ennuyez  pas. 
Je  vais  me  mettre  au  lit.  Dans  peu  d'instants,  je 
dormirai.  Vous  prendrez  la  bougie  pour  descendre.  » 

Il  se  dévêtit  tranquillement.  Son  corps  sec  se 
baigna  dans  les  draps  et  fît  le  mort.  Ensuite  il  se 
tourna,  et  s'enfonça  davantage  dans  le  lit  trop  court. 

Il  me  dit  en  souriant  :  «  Je  fais  la  planche.  Je 
flotte!...  Je  sens  un  roulis  imperceptible  dessous,  — 
un  mouvement  immense?  Je  dors  une  heure  ou  deux 
tout  au  plus,  moi  qui  adore  la  navigation  de  la  nuit. 
Souvent  je  ne  distingue  plus  ma  pensée  devant  le 
sommeil.  Je  ne  sais  pas  si  j'ai  dormi.  Autrefois,  en 
m'assoupissant,  je  pensais  à  tous  ceux  qui  m'avaient 
fait  plaisir,  figures,  choses,  minutes.  Je  les  faisais 
venir  pour  que  la  pensée  fût  aussi  douce  que  possible, 
facile  comme  le  lit...  Je  suis  vieux.  Je  puis  vous  mon- 
trer que  je  me  sens  vieux...  Rappelez-vous  !  —  Quand 
on  est  enfant  on  se  découi^re,  on  découvre  lentement 
l'espace  de  son  corps,  on  exprime  la  particularité  de 


XXI 


son  corps  par  une  série  d'efforts,  je  suppose?  On  se 
tord,  et  on  se  trouve  ou  on  se  retrouve,  et  on  s'étonne  ! 
on  touche  son  talon,  on  saisit  son  pied  droit  avec  sa 
main  gauche,  on  obtient  le  pied  froid  dans  la  paume 
chaude!...  Maintenant,  je  me  sais  par  cœur.  Le  cœur 
aussi.  Bah  !  toute  la  terre  est  marquée,  tous  les  pavil- 
lons couvrent  tous  les  territoires...  Reste  mon  lit. 
J'aime  ce  courant  de  sommeil  et  de  linge  :  ce  linge 
qui  se  tend  et  se  plisse,  ou  se  froisse,  —  qui  descend 
sur  moi  comme  du  sable,  quand  je  fais  le  mort,  — 
qui  se  caille  autour  de  moi  dans  le  sommeil...  C'est 
de  la  mécanique  bien  complexe.  Dans  le  sens  de  la  trame 
ou  de  la  chaîne,  une  déformation  très  petite...  Ah!  » 

Il  souffrit. 

«  Mais  qu'avez-vous ?  lui  dis-je,  je  puis... 

((  J'ai,  dit-il,...  pas  grand'chose.  J'ai...  un  dixième 
de  seconde  qui  se  montre...  Attendez...  Il  y  a  de  ces 
instants  où  mon  corps  s'illumine...  C'est  très  curieux. 
J'y  vois  tout  à  coup  en  moi...  je  distingue  les  profon- 
deurs des  couches  de  ma  chair  ;  et  je  sens  des  zones 
de  douleur,  des  anneaux,  des  pôles,  des  aigrettes  de 


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douleur.  Voyez- vous  ces  figures  vives  ?  cette  géométrie 
de  ma  souffrance?  Il  y  a  de  ces  éclairs  qui  ressem- 
blent tout  à  fait  à  des  idées.  Ils  font  comprendre,  — 
d'ici,  jusque-là...  Et  pourtant  ils  me  laissent  incertain. 
Incertain  n'est  pas  le  mot...  Quand  cela  va  venir,  je 
trouve  en  moi  quelque  chose  de  confus  ou  de  diffus. 
Il  se  fait  dans  mon  être  des  endroits...  brumeux,  il  y 
a  des  étendues  qui  font  leur  apparition.  Alors,  je 
prends  dans  ma  mémoire  une  question,  un  problème 
quelconque...  Je  m'y  enfonce.  Je  compte  des  grains 
de  sable...  et,  tant  que  je  les  vois...  —  Ma  douleur 
grossissante  me  force  à  l'observer.  J'y  pense  !  —  je 
n'attends  que  mon  cri,...  et  dès  que  je  l'ai  entendu  — 
Yohjet,  le  terrible  objet.,  devenant  plus  petit,  et  encore 
plus  petit,  se  dérobe  à  ma  vue  intérieure... 

«  Que  peut  un  homme  ?  Je  combats  tout,  —  hors  la 
souffrance  de  mon  corps,  au  delà  d'une  certaine  gran- 
deur. C'est  là,  pourtant,  que  je  devrais  commencer. 
Car,  souffrir,  c'est  donner  à  quelque  chose  une  atten- 
tion suprême,  et  je  suis  un  peu  l'homme  de  l'atten- 
tion...  Sachez  que  j'avais   prévu   la   maladie  future. 


XXI  1  1 


J'avais  songé  avec  précision  à  ce  dont  tout  le  monde 
est  sûr.  Je  crois  que  cette  vue  sur  une  portion  évi- 
dente de  l'avenir,  devrait  faire  partie  de  l'éducation. 
Oui,  j'avais  prévu  ce  qui  commence  maintenant. 
C'était,  alors,  une  idée  comme  les  autres.  Ainsi,  j'ai 
pu  la  suivre.  » 

11  devint  calme. 

11  se  plia  sur  le  côté,  baissa  les  yeux  ;  et,  au  bout 
d'une  minute,  parlait  de  nouveau.  11  commençait  à  se 
perdre.  Sa  voix  n'était  qu'un  murmure  dans  l'oreiller. 
Sa  main  rougissante  dormait  déjà. 


11  disait  encore  :  «  Je  pense,  et  cela  ne  gêne  rien. 
Je  suis  seul.  Que  la  solitude  est  confortable  !  Rien  de 
doux  ne  me  pèse...  La  même  rêverie  ici,  que  dans  la 
cabine  du  navire,  la  même  au  café  Lambert...  Les 
bras  d'une  Berthe,  s'ils  prennent  de  l'importance,  je 
suis  volé,  —  comme  par  la  douleur...  Celui  qui  me 
parle,  s'il  ne  prouve  pas,  —  c'est  un  ennemi.  J'aime 


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mieux  l'éclat  du  moindre  fait  qui  se  produit.  Je  suis 
étant,  et  me  voyant;  me  voyant  me  voir,  et  ainsi  de 
suite...  Pensons  de  tout  près.  Bah!  on  s'endort  sur 
n'importe  quel  sujet...  Le  sommeil  continue  n'importe 

quelle  idée » 

Il  ronflait  doucement.   Un  peu  plus  doucement,  je 
pris  la  bougie,  je  sortis  à  pas  de  loup.  » 


1896 


ACHEVE  D'IMPRIMER  LE  QUINZE 
JUIN  MIL  NEUF  CENT  DIX-NEUF 
SUR  LES  PRESSES  DE  JULIEN 
GRÉMIEU,  13  ET  15,  RUE  PIERRE 
DUPONT,     A     SURESNES     —     SEINE 


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